Rencontre avec le collectionneur et visionnaire Fritz Fey Jr, le lundi 15 août 2016.

Collecter suppose toujours d’avoir du nez, ou du flair, pour trouver des pièces souvent recherchées, parfois introuvables, et souvent étonnantes. Parfois, elles viennent toutes seules, mais la plupart du temps, elles sont recherchées au gré des rencontres, du hasard ou des amitiés, même si le collectionneur ne sait ce qu’il va trouver… Voyager dans des endroits les plus reculés dans des villages lointains à l’intérieur des terres, ou chez un antiquaire dans un autre pays, ou encore lors d’une vente aux enchères, ou encore parfois juste dans une brocante, le collectionneur ne sait jamais ce qu’il va trouver. Souvent les pièces trouvés dorment ou sommeillent dans une malle, parfois précieusement, mais le plus souvent oublié et maltraité par le temps et l’indifférence d’un passé révolu. Le collectionneur de marionnettes, comme tout collectionneur d’objets de valeur, est toujours en quête…
Comment réveiller des marionnettes à leurs vies, quand elles ne sont plus qu’un songe d’une mémoire en haillons ? La modernité a inventé la notion de collection et la notion de Musée. Plus que la collection qui manifeste le désir de curiosité, la quête est animée par ce souhait irrépressible de présenter et de connaître l’art d’un passé ou ancestral, non pas tant perdu mais en veille quelque part ou dans l’attente du regard. Pour éveiller la tension dormante d’une pièce d’art, le regard change le passé en temps de présence, et même en rythmes de présence et de futur.
Le symbolique est appuyé sur la dimension objective. Même si cette dimension n’est que support, elle n’est pas tant objective que prégnance d’une ouverture à des visions du monde, ouverture à une multiplicité et à une altérité. Mr Fey et sa femme Saraswati Fey m’ont parlé d’une expérience incroyable qu’ils ont vécue dans un village du Karnataka, d’une expérience avec des marionnettes mécaniques qui se mouvaient, toutes seules, au son du chant d’un montreur de marionnette. Les marionnettes bougeaient indépendamment de toute manipulation, elles bougeaient au son de la voix chantante. Dès que le chant s’arrêtait, les marionnettes s’arrêtaient de suite. Dès que le chant reprenait, elles recommençaient à jouer au son de la voix du montreur. Fey et sa femme m’ont avoué qu’ils n’arrivaient pas à le croire, ils n’en croyaient pas leurs propres yeux et leurs propres oreilles. Comment était-ce possible que sans l’intervention de l’homme ou de marionnettistes cachés, les marionnettes bougeaient. Le marionnettiste n’étant plus qu’un montreur ou plutôt le chanteur donnant rythme à des marionnettes automatiques… les marionnettes s’étaient émancipées des mains des marionnettistes. Elles ne chantaient pas, mais elles dansaient au son du chant et de la voix humaine du montreur. Cette parabole fait penser à la parabole de l’origine des marionnettes, lorsque Shiva et sa femme Parvati étaient descendus et s’étaient amusés à donner vie à des statues, mais bien plus que la mythologie du démiurge et du souffle apparent dans cette parabole, elle montre bien cette part de mythe qui anime le secret de la marionnette. Il y a surement une astuce qui pourrait l’expliquer ou peut-être qu’il n’y en a pas, que les marionnettes bougeaient réellement au son de la voix. La marionnette dépasse le cadre de la mimétique, elle est provocation et création symbolique d’une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, une divination de la matière et de l’esprit, de la matière dans de l’esprit et de l’esprit dans de la matière, une présence au-delà de la présence, une idolâtrie sans doute ou plutôt une création symbolique.
Grâce à sa profession de caméraman et de photographe, Fritz Fey a beaucoup voyagé et sa femme l’a accompagné dans les terres les plus reculés d’Asie (Chine, Indonésie, Thaïlande, Birmanie, Iran, etc.) et surtout dans les territoires lointains de l’Inde, a provoqué d’innombrables rencontres, comme celle de tout un village d’Orissa qui l’a attendu et l’a accueilli dans la nuit la plus noire et la plus avancée pour jouer devant lui un spectacle de marionnettes. Toute cette histoire part d’une demande de son père marionnettiste Fritz Fey Senior dans les années 1960, qui lui demande de trouver une marionnette sicilienne… il en achètera plus d’une vingtaine, alors qu’il n’avait pas d’argent… Il a trouvé et retrouvé, recherché et rassemblé des théâtres entiers de différentes traditions et techniques, laissées à l’abandon ou dans l’oubli, comme des trésors dangereux dans des malles poussiéreuses. Fritz Fey Jr est un explorateur infatigable des rythmes, de la musique, des théâtres de marionnettes, un « Barbare en Asie », comme qui dirait un certain Henri Michaux…

Plus de 30 mille marionnettes sont présentes dans le Musée de Lübeck qu’il a créé, encore trop souvent déposées dans des malles, inaccessibles au regard, comme s’il s’agissait de cacher les trésors et la possible fascination de ces richesses insoupçonnées. Depuis 2010, le Musée reste sur les acquis de l’espace des 5 maisons anciennes de l’ancienne ville de Lübeck, qu’il a rassemblé pour créer son Musée… Il faudrait plus d’espace, encore plus grandiose, pour montrer cette incroyable ferveur de la découverte des théâtres de marionnette du monde entier. Fritz Fey Jr en est même fâché, car le projet était de grandir et de montrer, et non de laisser les plus grands trésors de ses voyages dans des caisses et des malles loin de tout regard…
Son projet était de créer un Musée de plus en plus grand, de plus en plus vivant. Le projet était de créer un Musée de l’imaginaire de la marionnette. Il déplore le manque d’intérêt des académiques et des politiques sur tout le matériel acquis à travers les âges, les affiches, les photos des marionnettistes et des familles de marionnettistes, des films sur les traditions qu’il a rencontré, les pièces de théâtre sur feuilles de palmier, tous ses trésors de marionnettes qu’il a pu découvrir et sauver, les instruments de musique de tous ses théâtres trouvés au fil de ses voyages. Il déplore que l’actuel Musée de Lübeck ne mette pas assez en lumières tous ces trésors et ces marionnettes vivantes qu’il a essayé de faire vivre comme ce chanteur du Karnataka, qui animait au son de son chant les marionnettes. Il déplore que les marionnettes n’aient pas bougé de la collection permanente depuis plus de 20 ans, et que les expositions temporaires mettent trop en lumière des marionnettes contemporaines allemandes, alors que des dizaines de mille de marionnettes ne sont pas exposées… D’ailleurs depuis 2006, ce Musée s’appelle le TheaterFigurenMuseum…
Pour le profane, ce Musée de Lübeck est impressionnant et présente des pièces merveilleuses, mais il reste que ce Musée, qui se donne tant d’apparence pour une vie dynamique contemporaine, met en sommeil la grande majorité de ses trésors dans des dépôts. Le Musée pourrait s’agrandir, comme il l’a réalisé avec sa femme depuis 1982… Comme beaucoup de visionnaires, la réalité matérielle et politique a rattrapé son désir de Musée.
Dans sa maison perdue dans un petit village du Meklembourg, ancienne Allemagne de l’Est, il possède encore plus de 5000 marionnettes et même bien plus encore, des malles remplies de wayang goleks, des fardes remplies d’ombres du Karnataka, du Tamil Nadu, de l’Andra Pradesh, un théâtre entier birman du Yoke Thay Thabin, des marionnettes tchèques et tout un immense théâtre, des marionnettes autrichiennes de la fin du 19ème siècle, des théâtres de marionnettes allemands à gaine, des wayang kulits de Java et de Bali, des Tholpavai Koothu du Kerala, des marionnettes à fils du Sri Lanka et du Karnataka, des dizaines de théâtres de papier, des têtes en cires foraines, une dizaine d’orgues mécaniques, une collection d’instruments de musique du monde exceptionnelle, … et j’en oublie encore, des décors paravents et fonds de scène de théâtre allemand du 19ème siècle, des affiches…

Nous tenons à remercier chaleureusement Fritz Fey Junior pour la marionnette à fils de son père Fritz Fey senior donnée à notre musée (le chasseur que vous pouvez voir sur la photo), comme aussi sa gentillesse, comme de sa femme pour leur accueil cet été dans leur maison. De plus, des marionnettes à ombre de la tradition presque disparue du Ravanachayya (tradition de l’Orissa) trouvé dans ses collections viennent enrichir notre Musée de Bruxelles.
Sa collection est impensable, sa collection hors du Musée est aussi impressionnante, car peu de responsables et experts de la marionnette dans le monde ne peuvent s’imaginer ni encore moins comprendre son désir, non pas de conserver et de collecter, mais bien plus de chanter, pour que toutes ces marionnettes puissent danser sur les rythmes d’un art millénaire.
Son rêve n’est pas tant désir d’absolu qu’un désir d’enchantement.
Bibliographie:
-TheaterFigurenMuseum Lübeck, Museum of Theatre Puppets, Griebsch &rochol Druck Gmbh & Co, novemer 2009.
– www.fritzfey.com