L’Ombre d’ Hanuman, Togalu Gombaï Atta (Karnataka, Sud de l’Inde)

Trésor de la collection du Musée International de la Marionnette du Théâtre Royal du Peruchet, marionnette/ombre sélectionnée dans le cadre de la campagne des 100 chefs-d’œuvre des Musées Bruxellois en 2016 – 100masters.brussels
Le Musée International de la Marionnette de Bruxelles possède de nombreux trésors de l’art millénaire de la marionnette. Parmi 10 pièces que nous avons sélectionnés pour ce concours au mois de décembre 2014 figuraient des marionnettes à gaines de la fin de 19ème siècle – les wayang klitiks en ébène datant de près de 300 ans, ou le Pulcinella de la Commedia dell’arte datent de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, ou même les merveilles de Lady Macbeth de Nina Efimova ou la petite pleureuse de Sergeï Obraztsov, ou encore une ombre rarissime chinoise de la fin du 19ème siècle, de la région de Canton, ombre brune et coloré de la tradition chinoise, qui n’est pas tant les célèbres petites ombres chinoises du Nord ou les non moins célèbres ombres du Sichuan, les plus grandes ombres chinoises, ou encore notre fameuse Bunraku de nos collections, étant la première Bunraku offerte à notre Musée par l’Ambassade du Japon et la compagnie de marionnettes japonaises lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958. Mais parmi ces 10 chefs-d’œuvre sélectionnés, l’ombre d’ Hanuman fût plébiscitée par un jury indépendant (formé de journalistes, d’académiques ou de personnalités) des Musées de la région de Bruxelles-Capitale, comme un chef d’œuvre et trésor dans cette campagne promouvant la richesse muséale de Bruxelles. Notre musée est fière d’être membre dès la première heure du Conseil des Musées bruxellois dès 1995, premier Musée international dédié à l’art théâtral de la marionnette dans l’histoire dans cet art, puisque fondé à Bruxelles en 1938 par le fondateur de notre théâtre, Monsieur Carlo Speder, qui a commencé en 1929.
Notre Musée constitue l’un des joyaux de musées pour notre art pour la région de Bruxelles comme aussi pour la Belgique. Le Musée International de la Marionnette de Bruxelles resplendit de trésors qui ne peuvent laisser indifférents tous ceux qui se donnent la peine de le visiter. Ce Musée ne possède pas de moyens propres, si ce n’est les moyens du théâtre qui l’abrite et l’anime, en proposant parallèlement à une collection permanente des expositions thématiques sur différentes techniques ou pays selon les possibilités de notre petit espace, comme qui dirait une amie américaine, Mary Decker, notre Musée est «a Candy Store».

Parler de cette œuvre qui daterait du début du 19ème siècle et donc de plus de 200 ans, œuvre mise en lumière par cette campagne des 100 chefs-d’œuvre des Musées bruxellois, c’est ne pas tant parler de comment cette pièce si lointaine et rare a pu venir enrichir nos collections que de parler d’une tradition exceptionnelle du théâtre d’ombre d’un Etat province du nom du Karnataka au Sud de l’Inde, dont la capitale de cet Etat indien n’est autre que Bangalore ou Bengaluru en kannada (langue de cet Etat indien), ainsi que de cette tradition particulière au sein de la tradition du théâtre d’ombres de l’Inde. Cette ombre indienne sélectionnée est d’autant plus intéressante que ce choix pour notre Musée, au regard des autres Musées bruxellois, ne représente pas à proprement parler une marionnette de Bruxelles ni typiquement belge, mais qu’elle correspond à un trésor immatériel de l’humanité et de l’art humain se trouvant à Bruxelles. Cette pièce unique et donc introuvable ailleurs en Europe et dans le monde par sa qualité esthétique, sa conservation et son motif, que ce soit dans les collections des Musées d’anthropologie ou des Musées de Marionnette provient d’un hasard, d’un heureux hasard parmi tant d’autres qui constituent l’histoire incroyable et improbable.
Tout Musée se constitue non pas tant par la volonté que par le hasard aussi, l’amitié et les rencontres. Cette pièce fût achetée par un contact pris par un antiquaire parisien qui exposait et faisait une vente de pièces indiennes à Bruxelles dans la deuxième moitié des années 1980. En ce sens, elle fait partie des coups de cœur de notre second directeur de théâtre et de Musée, mon père Franz Jageneau, qui n’a pas hésité à l’acheter dès qu’il l’a aperçu. Elle était déjà encadrée sous verre et nous l’avons acheté comme telle.

Le théâtre d’ombre en Inde, un théâtre rituel ?
Les ombres ne seraient pas à l’origine chinoises, mais bien indiennes! La langue française aurait associés l’origine des ombres à la Chine, suite à un spectacle de marionnettistes d’ombre venant de Chine à Paris au début du 19ème siècle, et l’expression de la fascination de ce spectacle aurait scellé l’imaginaire des ombres avec le théâtre chinois (voir l’essai sur les ombres turques et l’essai sur les ombres égyptiennes). Même s’il est avéré par un texte ancien chinois que le théâtre d’ombre était connu en 121 av J.C., il semble qu’il y ait de nombreuses traces et notamment dans l’Andra Pradesh (Inde du Sud, Etat voisin du Karnataka) de théâtre d’ombres au 3ème siècle av J.C. Et l’on suppose que le théâtre d’ombres était déjà très développé en Inde bien avant cette période et qu’il aurait rayonné par-delà les frontières pour atteindre la Chine, comme l’Asie du Sud-Est, mais aussi la Perse, ainsi que la Grèce ancienne.


Au début XXème siècle, l’historien et anthropologue allemand Pischel parlait de «Mother India» pour parler de l’Inde comme la mère nourricière de l’art de la marionnette. On peut compter 4 types de théâtres d’ombre indienne : le Thol Pavaï Koothu du Kerala, le Ravana Chhaya de l’Orissa, les Tholu Bomalatta de l’Andra Pradesh et les Togalu Gombaï Atta du Karnataka. Les traditions des deux premières techniques d’ombre propre au Kerala et de l’Orissa sont presque éteintes. Les deux dernières de l’Andra Pradesh et du Karnataka restent encore relativement pratiqués dans le cadre des festivités religieuses et d’adorations de divinités. Tous ces différents théâtres sont des théâtres rituels à l’origine : ils visent le dialogue et la communication entre les dieux et les hommes. Le jeu théâtral peut aussi intégrer des intermèdes plus légers avec des personnages comiques, comme avec le caractère Vidushaka.
Le répertoire de ces différentes théâtres s’inscrit dans le rayonnement et la tradition des grandes épopées et légendes sacrées de l’hindouisme, que sont le Ramayana (le récit de Rama et de sa belle princesse Sita), et le Mahabharata (la guerre mythologique entre les Pandava et des Kaurava). Les spectacles peuvent durer parfois toute la nuit et ont lieu soit dans des temples soit en plein air. Dans le cas des Togalu Gombaï Atta, les spectacles duraient autrefois quarante et une nuits, mais sont abrégés dans nos jours et ramenés à vingt et un ou quatorze jours pour les festivals de printemps, en février, mars et avril. Les Togalu Gombaï Atta sont joués dans les temples et parfois même sans public, car les spectacles sont avant tout joués pour les dieux. Historiquement, cette dernière technique aurait voyagé et serait à l’origine du théâtre d’ombre malais et indonésien.
« Le Jeu des marionnettes d’ombre »
Le terme de Togalu Gombaï Atta signifie littéralement « jeu des marionnettes d’ombre ». Ce type de théâtre est aussi appelé « Killekyatharata », provenant du personnage comique et bouffon «Killekyatha» et de sa femme Bangarakka, qui égayent les spectacles rituels. Il semble que les marionnettistes qui jouent ce type de théâtre seraient de provenance du Maharasthra (Etat dont Mumbaï est la plus grande ville), puisqu’ils parlent toujours des dialectes Marathi et qu’ils seraient venus vers le 14ème siècle plus dans le Sud suite à des famines, des épidémies et des invasions étrangères, comme dans le Karnataka et le Kerala. Mais les spectacles sont joués en kannada, langue du Karnataka. (S.R. Krisnaiah, Karnataka Puppetry, 1987).


Deux types d’ombres sont présentes dans le Karnataka, comme vous pouvez le voir dans nos collections, les unes plus petites appelées Chikka Togalu Gombeyata (comme ci-dessus) et les autres plus grandes (de taille presque humaine ou un peu moins grande), appelées Doddatogalu Gombeyata, présentes dans les régions du Nord-Est de l’Etat, proche de l’Etat de l’Andra Pradesh et de leurs ombres géantes appelées les Tholu Bomalatta, mais aussi le long de la côte de Malabar (Ouest de l’Etat). L’Hanuman de notre collection ferait partie des Doddatogalu Gombeyata, comme un Rawhana, roi des démons (voir ci –dessous), tous deux faisant partie des personnages classiques du répertoire du Ramayana et proviendraient de la côte de Malabar. Notre Musée possède aussi des Chikka Togalu Gombeyata ou Chikka Togalu Gombaï Atta, le sanglier Suparnaka, Bhima déguisé en servante et un chevalier armé, étant de taille de 20 cm de haut et datant du milieu du 19ème siècle selon l’expertise de S.R. Krisnaiah. Les ombres géantes de l’Andra Pradesh, état voisin du Karnataka sont aussi présentes dans nos collections, entourant le Rawhana du Karnataka de nos collections.

Ces marionnettes sont faites de peau de daim (animal sacré), mais de nos jours, elles peuvent être faites de peau de buffles ou de vaches. Elles se présentent comme des cuirs translucides colorés suivant le caractère des personnages. La scène est un écran sur lesquels les marionnettes jouent. L’écran est illuminé par des lampes à huile de noix de coco et à encens. Chaque spectacle est précédé par des préliminaires religieux qui peuvent durer pendant plus de deux heures selon les cérémonies. Dans ce genre de spectacle, les figures d’ombres bougent peu pour laisser place au pouvoir du récit chanté et scandé (le Vachikabhinaya). Elles sont présentées avec des tiges de bambou qui les tiennent au milieu de haut en bas. Des cymbales et des tambours accompagnent le récit chanté. A la fin du spectacle, l’espace théâtral doit être purifié.
Hanuman et son ombre
Hanuman est le fils du dieu du vent et le dieu- singe. Héros de l’épopée Ramayana, qui relate les périples de Rama, il est le plus valeureux puisqu’il peut soulever des montagnes et tuer les démons. Il est aussi vif que le fameux oiseau mythologique Garuda, véhicule du dieu Vishnu. Loyal, il est l’image parfaite du disciple, auprès de Rama, son maître spirituel. Il est souvent représenté avec une massue.
L’ombre serait profondément liée à la figure d’Hanuman, car dans le texte sacré du Ramayana, Hanuman se serait élancé dans les airs et son ombre aurait suivi son envol sur la mer qui séparait le sous-continent indien et l’île du Sri Lanka, antre du roi-démon aux multiples têtes, le fameux Rawhana (aussi présent dans nos collections et lors de notre exposition, puisque nous en possédons un aussi du Karnataka). Le valeureux Hanuman et l’armée des singes dirigée par Hanila et le roi des singes Sugriwa avaient prêté serment pour aider le malheureux roi Rama à retrouver sa belle reine enlevée par le roi des démons.
Comme vous pouvez le voir, la marionnette présente Hanuman arrachant de sa main droite un arbre et tenant de sa main gauche l’alliance, l’anneau de mariage de Rama pour la belle Sita. Il se prépare au combat avec le démon à dix têtes, Rawhana, pour libérer Sita de ses griffes. Cette marionnette remonterait au début du 19ème siècle et aurait plus de 200 ans. Les couleurs noirs et rouges sont des pigments végétaux sur un cuir de daim. Cette ombre est comme « une peinture intégrée » présentant une composition picturale dans la scène du récit épique.
Cette pièce est non seulement unique pour sa rareté et sa qualité conservée, mais aussi pour le motif de l’Hanuman précédant la bataille contre les démons. Nous sommes heureux de la présenter comme chef d’œuvre dans notre salle de spectacle, en préambule de la découverte de notre Musée, que tous nos spectateurs peuvent découvrir à l’entracte de nos spectacles. Cette ombre témoigne non seulement de l’origine du théâtre d’ombre dans l’histoire de l’humanité, mais aussi symbolise la valeur du combat pour le Bien éternel. Dans notre Musée, Hanuman nous invite à découvrir l’imaginaire des ombres de Chine, de Lombok (Indonésie) et de Turquie.
Bibliographie
– Françoise Gründ et Chérif Khaznadar, les marionnettes et ombres d’Asie, en collaboration avec la Maison des Cultures du Monde, Le Louvre des Antiquaires, Paris, 1985.
– Guergana Kostadinova et Michel Revelard, Ombres et Lumières, Dieux, héros et légendes d’Orient, Musée du Masque, Binche, 2002.
– S.R Krishnaiah, Karnataka Puppetry, x regional Resources Centre for Folk Performing Arts, Udupi, Karnataka (India),1988.
– Jasmin Li Sabai Günther and Inés de Castro, “Die Welt des Schattentheaters, von Asien bis Europa”, Hirmer Verlag, Linden Museum Stuttgart, 2015
– M.S. Nanjunda Rao, Leather Puppetry in Karnataka, Karnataka Chitrakala Parishath Trust, Bangalore, 2000.