De l’art météorique de la marionnette, rencontre avec un couple de marionnettistes légendaires, Eva Ricarova et Frantisek Vitek.

Tour à tour, métaphysique, animiste, religieux, cruauté de la matière et de l’objet, ou même de la marionnette, ou divagation/méditation de la marionnette à fils, à tringle et de la marionnette mécanique, art théâtral de la plus haute voltige dans un dénuement le plus extrême des passeurs d’art que sont ces deux monstres sacrés de l’art théâtral de la marionnette, ce spectacle au nom bizarre et étrange désarçonne l’image de la marionnette pour nous mener à une intemporalité, l’intemporalité magistrale d’un art mystérieux et d’un art des plus merveilleux, qu’est l’art de la marionnette. Lors d’un des spectacles joués au théâtre La Mama de New York dans les années 1980, quelqu’un s’est déjà écrié à la fin que si John Cage avait été marionnettiste, il aurait joué ce genre de théâtre.
Après avoir accueilli chacun des spectateurs avec un feuillet lithographique qui fait rappel à l’art de la marionnette des baraques foraines du 19ème siècle, Vera parle aux spectateurs dans le noir, car dit-elle, elle est intimidée par la salle comble dans le théâtre Archa de Prague. La genèse de ce spectacle vient de ces marionnettes suspendues et vivantes dans leur atelier, qui demandaient à jouer, raconte-t-elle. Ce spectacle est une invitation à (re-)trouver l’innocence imaginative du possible, l’enfance, et à laisser parler le mouvement des marionnettes. La scène consiste en une installation d’un chariot qui deviendra scène ou mieux podium sur une scène rappelant une époque d’antan, une époque originelle à contre-courant de tout ce qui est « nouveau » et bien sûr « moderne », d’un dénuement qui complète et ajoute quelque chose d’autre que l’on ne peut réduire à des objets ou même à des marionnettes suspendus sur le tréteau derrière le charriot scénique.
De ma rencontre avec ce couple chez eux à Hradec Kralove, il suffisait de regarder comment Vera jouait avec le Mickey acrobate qui tenait de ses deux mains la petite barre et jouait au gymnaste virtuose. Une simple pression ou impulsion des mains crée déjà un mouvement, non pas seulement un tour, mais déjà sous les différentes pressions, des mouvements des plus virtuoses d’un gymnaste acrobate qui gagnerait sans conteste la médaille d’or lors de Jeux Olympiques. Frantisek m’a encore donné un jouet plus simple en bois et non cette fois en plastique, un jouet d’une autre époque : deux pinces de bois reliant par des cordelettes à chaque extrémité de ces pinces de bois et le petit pantin à la cordelette la plus longue joue de la plus grande virtuosité par simple pression, petite, moyenne ou plus forte pour exécuter des mouvements les plus incroyables. Anecdote des plus significatives de l’origine de la marionnette mécanique et de la naissance même de la marionnette, un dénuement aussi. Le merveilleux réside non pas dans le regard sur l’objet, non pas uniquement dans l’objet qui nous regarde, mais dans un entrelacement et un chiasme qui donne forme à quelque chose d’autre que simplement de l’animation de l’inanimé, plutôt pourrait-on dire une « survenance », ou en langue empiriste, un épiphénomène créateur plus que simplement la somme d’éléments disparates, un véritable « évènement ». L’emmêlement (de la première scène) de la danseuse, marionnette à fils, qui s’emmêle volontairement par le jeu à vue de Vera, et qui se démêle par elle-même en retour d’emmêlement, nous plonge dans un univers de fascination.
Spectacle à propos de l’imaginaire de la marionnette et de son histoire (« un précis d’histoire du théâtre de marionnettes », dirait Ondrej Hrab, du directeur du théâtre Archa), spectacle où chaque numéro ou sketch s’efface non pas dans des épreuves de force, mais d’imaginaires et d’histoire millénaire de la marionnette. Les deux marionnettes planchettes attachées à la jambe ou simplement la statue/marionnette amovible, l’acrobate en plus grand et sa fameuse barre… comme une genèse en écho de la danseuse, finesse et rudesse de l’acrobate virtuose, le clown Dupak joue de plus belle, ou simplement toutes les sonnettes ou sifflets, cordes ou tambourins comme moments sonores. Des narrations naissent au fil du désir des marionnettes et de leur jeu : la scène sicilienne de chevalerie, la belle et son courtisan et bien sûr un trouble-fête qui souhaite ravir la belle (tragédie meurtrière d’un amour chevaleresque), ou encore la scène du fameux héros Kasparek et de sa belle plus grande que lui. La voix n’est qu’onomatopée ou bruits (in)signifiants d’une langue ante-mémorial. Un violoniste jouera encore de ses fils. Le tréteau signé de l’emblème de la Méduse sicilienne et de ses trois jambes proposent des lieux. Le disque éraillé sur le vieux tourne-disque nimbe aussi l atmosphère, à moins que Frantisek n’enregistre sur bande-son la voix onomatopéique d’une scène pour ne la répéter dans une autre en écho. Le montreur de marionnettes peut aussi vêtir un masque sur son visage et tenter de prendre corps et scène devant ce jeu, mais le masque disparaîtra au profit du jeu des marionnettes. Les tringles reviennent, deux brigands qui fomenteront quelques mauvais coups ou quelques larcins possibles. Les marionnettes tombent bruyamment sur la scène de bois. Le fameux esprit de la rivière de la tradition tchèque, le Vodnik, apparaît toujours autant espiègle. Le fameux squelette n’est pas loin, pour préparer sa danse macabre et un rire cruel. Dans une pénombre retrouvée, une immense tête statuaire se présente à nous et s’ouvre sur le côté pour nous offrir le combat de boxe de deux pantins mécaniques. Le cheval sera chevauché par un squelette, mais Kasparek l’avait déjà monté malgré les réticences de jeu et de la marionnette cheval. La tête statuaire refermée, le squelette, le cheval et l’acrobate de la barre du tout début et une jeune femme sont disposés pour la scène comme tableau final d’un voyage dans l histoire intemporelle de la marionnette.
Fidèle à leur révolution commune qu’ils ont entamé dès 1958 au DRAK Théâtre jusqu’en 1981 et qui a fait de ce couple l’un des plus innovateurs et les plus touchants dans l’histoire du 20ème siècle de l’art tchèque et mondiale de la marionnette, qui s’est manifesté par le retour à la marionnette à l’époque de la fièvre du théâtre d’objets, la magnificence des marionnettes mécaniques, à tringle, et à fils de Frantisek Vitek et l’esthétique merveilleuse du jeu de Vera Ricarova marquent de leurs empreintes ce spectacle rare et singulier. Ce spectacle a plus de 35 ans et reste l’un des plus incroyables spectacles de marionnettes d’une (in)actualité des plus denses pour cet art. Piskanderdula condense magistralement ce désir théâtral de marionnettes « par » et « pour » la marionnette. Un spectacle magistral par deux des grands visionnaires de la marionnette, un plaidoyer de l’art de la marionnette « par » la marionnette et « pour » la marionnette, et non pas un théâtre d’acteurs avec des marionnettes, mais bien du « théâtre de marionnettes », un théâtre qui dépasse la notion « d’acteurs » et même « d’objets » pour atteindre cette notion de « marionnettes » hors des modes. Une expérience à chaque fois renouvelée lors de chaque spectacle et qui montre une recherche « dissidente » et « essentielle » de la théâtralité de la marionnette. Du très grand art ! Quelque chose d’étrange et « météorique » profondément ancrée à la fois dans la création et la tradition de l’imaginaire de la marionnette, dépassant toute forme de clivage pour l’affirmation de la recherche de la beauté.
Dimitri Jageneau
Directeur du Théâtre Royal du Peruchet
Musée international de la Marionnette, Bruxelles